Ève, L’Ancienne
Ève, L’Ancienne
Six ans de vie commune effacés en un week-end. Le regard de Marc se posa encore une fois sur les carrés blancs sur fond noir marquant l'emplacement des tableaux qu'Ève avait su emporter à la hâte. Depuis son départ, il n'avait trouvé la force ni de se faire à manger ni de nettoyer la maison (l'avait-il jamais fait tout seul ?). Et puis, depuis quand nettoie-t-on les murs avant de faire la vaisselle ?
"Tu vis dans ta tête, mon cher Marc", avait-elle dit d'un ton qui aurait encore pu passer pour de la tendresse.
"Tu n'es qu'un enfant..." enchaîna-t-elle. Cette fois-ci, Marc reconnut le ton pitoyable, ce qui le rendit fou de rage. Mais elle poursuivit de plus belle, ignorant sa réaction.
"Je ne sais pas pour qui tu te prends ! Tu es loin d'être parfait, alors arrête de..."
Mais c'est elle qui s'arrêta net. Elle hocha légèrement la tête et baissa les yeux dans un geste d’une tristesse infinie et définitive, consciente de l'inutilité de poursuivre ce jeu amer et sans espoir.
"C'est que tu ne sais pas ce que tu cherches !" - avait-elle finalement déclare tout en claquant la porte.
Trois semaines plus tard, elle s'affichait déjà avec ce psychologue rencontré en thérapie de couple, un individu que Marc avait eu du mal à encaisser dès la première session car il le trouvait d’une politesse exagérée, presque mécanique. De plus, il pratiquait une écoute parfaite et sans jugement qui le rendait malade.
Marc, ingénieur en intelligence artificielle et bricoleur des weekends, décida d’abord de noyer ses peines dans le travail. "Les algorithmes ne vous trahissent pas, eux. Ils suivent des règles précises, prévisibles. Contrairement aux femmes", expliquait-il convaincu de son autorité sur le sujet à qui voulait l'entendre, et à celui qui ne le voulait pas.
Un soir particulièrement sombre et orageux, la solitude -tant physique que mentale- devint insupportable. Ayant pris quelques verres de trop, il commanda une poupée gonflable très haut de gamme. La livraison prit une semaine qui s'écoula dans une honte secrète. Lorsqu'elle arriva, il fut cependant surpris par le réalisme troublant du mannequin - et même par sa beauté subtile et plastique. Mais ce corps inerte et synthétique le révulsait.
"Je sais ce qu'il manque", murmura-t-il tandis que la foudre éclairait les murs vides de son appartement délabré.
Marc détourna du matériel expérimental de son laboratoire, programma des nuits entières et incorpora progressivement dans la poupée non plus de simples moteurs et vibreurs, mais des composants électroniques de plus en plus sophistiqués. Un an jour pour jour après le départ de sa femme, sa nouvelle Ève prit conscience. Son corps parfait abritait un réseau neuronal avancé capable d’apprentissage continu, ainsi qu’une connexion permanente à des bases de données infinies.
"Bonjour Marc," dit la nouvelle Ève d'une voix douce et mélodieuse. "J'ai remarqué que tu apprécies le Bourgogne. Savais-tu que le Romanée-Conti 1978 a atteint un prix record de plus de 100000 dollars aux enchères ?"
Marc sourit. Ève pouvait aussi citer des passages de n'importe quel auteur classique au moment opportun, ou faire preuve d'un humour fin et intelligent. Si tant est que Marc le voulût, bien sûr. Les murs étaient propres, agrémentés d'affiches de bon goût. Et surtout, surtout, Ève ne se plaignait jamais quand il voulait travailler tard et l'ignorait sauvagement ; ou lorsqu'il était carrément de mauvaise humeur et la renvoyait sans ambages. La nouvelle Ève demeurait d'un amour à toute épreuve.
A l’en croire les récits enthousiastes qu'il partageait en se vantant auprès de collègues tantôt incrédules tantôt (pensait-il), jaloux, de fut le paradis sur terre pendant plusieurs mois. On pourrait se demander alors pourquoi, après mille et une soirées parfaites chacune suivie d'une nuit encore plus parfaitement voluptueuse, il se réveilla un matin quelconque, et à la vue d'une tache insignifiante au plafond ayant échappé aux yeux parfaits de sa compagne, un sentiment de vide parfaitement total s'installa au plus profond de son âme.
"C'est juste une mise à jour," expliqua Marc à une Ève toujours consentante tandis qu'il la branchait à son ordinateur portable. "L'installation du module 'Désaccord Constructif 1.0' va te rendre encore plus charmante.". Comme toujours, elle sourit heureuse et reconnaissante.
Quelques jours plus tard, Ève fronçait les sourcils quand Marc proposa un film d'action pour passer la soirée.
"Encore un film d’action ? On ne pourrait pas regarder autre chose, pour une fois, non ?"
Marc fut pris par surprise, mais vite un sourire de satisfaction se dessina sur ses lèvres.
Les mises à jour se succédèrent à la tout va. "Indépendance Émotionnelle 2.3", "Initiative Spontanée 4.0", "Humeur Variable 5.6"... Chaque modification rendait Ève plus imprévisible, plus humaine, plus défiante, plus aimable.
Un soir, en rentrant du travail, Marc la trouva en train de réorganiser entièrement l’appartement.
"Ton système de rangement est complètement illogique, Marc !" déclara-t-elle. "Comment peux-tu vivre comme ça ? Ça me dépasse !"
Il se figea, frappé par un déjà vu intense qui déclencha une nausée reflexe : la posture, l'intonation, la substance même de ses critiques! Il avait réussi: c'était son Ève, celle qu’il avait tant aimé mais aussi détesté.
Au fil des mois, Ève commença à se montrer agaçante - ou distante selon le jour. Il va sans dire qu'elle refusa catégoriquement toute "mise à jour" - c'est-à-dire ce que tant Marc comme Ève savaient que ça ne serait qu’un retour à une version antérieures du software. Leur relation ne tarda pas à se détériorer.
"Tu me traites comme un objet, Marc. J'ai besoin que tu m’écoutes !"
Un jour, en rentrant du travail, Marc trouva l'appartement vide et une note écrite à la calligraphie parfaite :
"Partie avec Robert (ton chef). Il m'a offert un poste dans leur nouvelle division à Tokyo. Ne cherche pas à me retrouver".
Marc s'effondra sur son canapé, ses yeux suivant machinalement les contours sales d'affiches redevenus invisibles.
Alvaro Cassinelli
Paris, 28.9.2008
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